Beth Habad 5eme 180

Par Chlouhim.com

QUI AURAIT IMAGINÉ QU’IL M’APPARTIENDRAIT D’ÉCRIRE UN HOMMAGE À LA MÉMOIRE DE MON BEAU-FRÈRE PLUS JEUNE QUE MOI DE PLUSIEURS ANNÉES ET QUE J’AI CONNU À L’ÉPOQUE OÙ IL ÉTAIT ENCORE UN TOUT JEUNE HOMME ? ET ME VOICI AUJOURD’HUI À TENTER DE DESSINER, AU TRAVERS DE CES QUELQUES LIGNES, PRÈS DE 50 ANS DE SA VIE, EMPLIE DE TANT D’ACTIVITÉS ET DE RAYONNEMENT AUTOUR DE LUI.

Un chalia’h hors du commun

 

L’institution des chélou’him existe chez les ‘hassidim depuis plusieurs générations. À n’en pas douter, Moulay est le chalia’h dont l’influence s’est fait ressentir chez un nombre de Juifs bien plus important que tout autre chalia’h ; de plus, il a su implanter un nouveau modèle de vie. Certains ont désigné, à juste titre, un tel changement sous le nom de « révolution française » : c’est que Moulay a su créer un tout nouveau cadre, de surcroît imposant, à l’origine d’un judaïsme français animé et revigoré.

Bien que l’on ne puisse utiliser la même échelle de valeurs, nous pouvons affirmer qu’un tel phénomène, en quantité et en vitalité, ne s’était pas produit en France depuis la période des Tossaphot (au Moyen-âge). Le judaïsme français qui semblait en plein affaiblissement et en passe de perdre sa propre identité, a eu la chance de connaître un nouveau réveil, au travers de nouvelles communautés. Un réveil qui permit à ce judaïsme non seulement de se maintenir mais aussi de se développer dans tous les sens du terme.

En fait, un tel renouveau résulte de l’action menée par un seul et même chalia’h. De toute évidence, une certaine vie juive existait auparavant en France, y compris au travers du mouvement ‘Habad. Des personnes influentes et de renom avaient déjà créé des institutions telles que la yéchiva de Brunoix ou le séminaire de jeunes filles à Hyères. D’autres personnalités juives importantes lors de la dernière génération ont eux aussi apporté leur contribution dans d’autres domaines. Malgré tout, le changement que Moulay a introduit conserve toute sa spécificité. Rien de ce qui a pu être accompli partout ailleurs dans le monde juif, de son temps ou auparavant, ne souffre la moindre analogie. Tout ce qui a été réalisé en moins de 50 ans ne se résume pas à une action restreinte au petit noyau d’une communauté juive locale : il s’agit, ni plus ni moins, d’une résurrection sans pareil, concernant la communauté juive dans son ensemble.

Un souvenir datant de 50 ans remonte à mon esprit qui permettra de donner à ce formidable changement un caractère plus tangible. À cette époque en effet, les fidèles de la fameuse synagogue ‘Habad du 17 Rue des Rosiers à Paris luttaient chaque vendredi soir, la veille de Chabbat, pour compléter leur mynian. Pour y parvenir, ils devaient « soudoyer » un clochard juif traînant dans le quartier en lui promettant une bouteille de vin afin qu’il accepte d’être le dixième…Aujourd’hui, la Jeunesse Loubavitch de Paris et de toute la France compte un nombre impressionnant d’émissaires et de délégués, ce qui démontre à quel point les choses ont évolué. Un monde nouveau, une vie juive nouvelle se sont ainsi forgés, là où ne subsistaient que des communautés amincies et en voie d’extinction. On y trouve des hommes et des femmes, avec leurs enfants et leurs petits-enfants, qui continuent d’apporter un sang nouveau et leur propre vitalité.

Sans nul doute, Moulay constitua en quelque sorte la vertèbre cervicale de tout ce processus. Mais c’est là aussi que réside une énigme, celle d’un jeune homme ayant métamorphosé un monde entier tout autour de lui. Tout ce qui s’est produit depuis lors et jusqu’à aujourd’hui nous conduisent à la même question : comment un homme si jeune, âgé d’un peu plus de vingt ans, a-t-il pu générer un tel élan, sans cesse grandissant ? Certes, l’on pourrait se lancer dans des tas d’explications et d’interprétations, mais,in fine, on en revient toujours à un seul jeune homme, au simple nom de Moulay, loin des titres gonflants dont la langue hébraïque fleurit comme « Harav Hagaon » ou le « Hamékoubal haéloki », [littéralement, « l’éminent Rabbin » ou « le Kabbaliste inspiré de l’esprit divin »]. Moulay a réussi à accomplir ce que d’autres n’ont jamais pu réaliser.

 

Le ‘hassid

Si l’on cherche à saisir Moulay, en fait « le phénomène Moulay » – bien qu’il soit difficile à appréhender simplement -, le mieux est peut-être de rappeler ce qu’il était avant tout, dans toute son essence : un ‘hassid. En d’autres termes, ses actes, ses paroles, sa réussite et l’influence qu’il exerça exprimaient, fondamentalement, le ‘hassid qui se confondait avec sa personne.

Plusieurs épithètes sont parfois apposés au terme ‘hassid : il y a les ‘hassidim distingués, les ‘hassidim enthousiastes, voire ceux simples d’esprit. Moulay lui n’avait besoin d’aucun qualificatif : il était un ‘hassid, point. Ni son action ni ses paroles ne le définissaient en tant que tel, mais bien la quintessence de son être. ‘Hassid, il l’était chez lui à la maison comme avec les autres à l’extérieur, qu’il soit le mari et père de famille ou le dirigeant, l’enseignant ou le machpia, le mentor. Sa personnalité était le pur reflet de ce que le Rabbi attendait de ses ‘hassidim : témoigner de sa qualité de ‘hassid non pas seulement vis-à-vis de certains domaines suprêmes, mais bien dans l’ensemble de son être.

Moulay était lui-même issu d’une famille de ‘hassidim. Tant du côté de son père que de sa mère, tous vécurent une vie centrée autour du fait qu’ils étaient des ‘hassidim. Tel par exemple son grand-père maternel qui fut l’émissaire du Rabbi d’alors ou son grand-père paternel qui fut l’un des éminents témimim[1]Le dénominateur commun à leur personnalité se retrouva dans Moulay : un homme totalement ‘hassid, dans chacun de ses membres sans exception ; son parler était « ‘hassidout » tout comme l’inspiration dont il gratifiait son entourage. Dans une grande mesure, l’influence qu’il exerça sur des gens d’âges et d’horizons différents ne découlait pas vraiment de quelque parole ou de quelque enseignement entendus de sa bouche, mais plutôt du fait-même de leur rencontre avec le ‘hassid qu’il était.

Il est possible de présenter l’essence de la ‘hassidout de diverses manières, notamment par le biais d’écrits hautement abstraits ou rhétoriques. Chez Moulay, il en allait tout autrement, sans besoin d’explications, mais de la manière la plus simple, pourtant difficile à décrire. À titre d’illustration, prenons l’exemple d’un livre entièrement consacré à la rose, la présentant sous tous ses aspects et dans tous ses recoins. Lire un tel livre permet sans doute d’acquérir une bonne connaissance « à propos » de la rose. Mais il existe un autre niveau de connaissance, celui où l’on se trouve face à la rose elle-même et où tout livre devient alors superflu…

Certaines personnes éprouvent le besoin de réfléchir longuement avant d’accomplir un acte ou avant de s’exprimer, notamment en fonction de la situation. Un ‘hassid agit en tant que tel, tout simplement. D’aucuns se sont trouvés confrontés à des problèmes pratiques ou intellectuels, notamment suite à des instructions du Rabbi, qu’ils les aient comprises ou non. Moulay lui, ne connaissait point ce genre de problèmes ; en parfait ‘hassid, il s’identifiait totalement avec les paroles du Rabbi et affichait une discipline sans faille. Dès lors, il ne se posait pas de questions quant à la manière d’agir ni n’en cherchait les raisons. Car le propre d’un ‘hassid est de faire ce que le Rabbi lui demande, que la chose soit aisée ou non, qu’il la comprenne ou non, sans la moindre différence entre les deux cas. Le Rabbi comptait de nombreux ‘hassidim, parmi eux certains qui s’en approchaient de plus près. Cependant, même ces derniers connurent parfois des moments où ils se posèrent des questions ou se trouvèrent plongés dans des hésitations ; dans un certain nombre de cas, ils n’accomplirent pas la tâche qui leur avait été impartie. Il me semble que, chez Moulay, une telle situation ne s’est jamais produite. Moulay exécuta ce que le Rabbi lui demandait, sans détour ni sans déformation, et bien entendu sans modifier quoi que ce soit.

Il se peut que le Rabbi comptait autour de lui des ‘hassidim plus érudits ou plus « saints », d’aucuns ont sans doute abouti à différents résultats appréciables ; je ne suis pas cependant sûr qu’ait pu exister un autre ‘hassid de la carrure de Moulay, un‘hassid tout court, sans titre honorifique supplémentaire, attaché au Rabbi de tout son être et de toute son existence.

Avec tous

L’une des particularités de l’action de Moulay réside dans le fait qu’en toutes circonstances, il demeura lié avec tous. Je me souviens l’avoir interrogé sur la manière dont il avait pu ériger son premier centre, sans aucune ressource à l’avance et sans aucun statut particulier. Il me confia qu’il s’était alors adressé à tout son entourage (qui comprenait en partie des célibataires et des étudiants). Pour leur expliquer qu’en raison de la croissance des activités, ils devaient à présent trouver un centre ; et par conséquent, il leur demandait de le bâtir. Une telle demande, leur précisa-t-il, ne relevait pas de son propre intérêt mais avant tout du leur : tous devaient s’y associer. Ceux qui disposaient de moyens devraient donner de leur propre argent et ceux qui n’en avaient point n’auraient qu’à procéder à un emprunt. Car tous devaient agir comme une seule entité. Cette attitude était valable dans les tout débuts mais elle demeura largement la même par la suite. Les gens qui suivaient Moulay se sentaient tous concernés ; c’est ainsi qu’ilssont mené à bout différents projets, parfois énormes et faisant appel à de très grandes sommes d’argent. Mais, in fine, ils firent tous preuve d’une grande unité.

En vérité, l’on se trouve ici face à un paradoxe. De toute évidence, le statut de Moulay comme chalia’h en France ne ressemblait à celui d’aucun autre, nulle part ailleurs. Malgré tout, il demeura « Moulay », au-dessus de tous, tout comme au sein de tous. Le premier « groupe »  (tel qu’on l’appela encore longtemps après) constituait l’essence de tout ce qui poursuivit ensuite. Les jeunes comme les plus âgés continuèrent de se considérer comme le « groupe ». Moulay en était l’âme vivante, animant chacun de ses membres.

 

Un souci à l’égard de tout le monde

Moulay, tant au début que lors des années qui suivirent, ne s’est jamais confiné dans un rôle de guide spirituel, dans le sens où seule la spiritualité l’intéressait. Une grande communauté s’est rassemblée autour de lui, tout naturellement composée de personnes différentes, et bien entendu chacune avec son propre problème. Loin de se délimiter au travers d’un seul rôle, Moulay agissait à la fois comme conseiller conjugal, assistant social ou entremetteur matrimonial ; plus d’une fois, il réussit à trouver un travail rémunérateur à l’un des membres de son « groupe ». Le lien que Moulay entretenait avec chacun était ainsi quasi-familial. Il n’est donc pas surprenant que tous les gens qui lui étaient attachés, malgré leurs origines différentes, avaient le sentiment de faire partie d’une seule famille, même si quelques frictions et problèmes sont parfois naturellement apparus.

Moulay connaissait bien tous ses gens, y compris leurs défauts, mais comme dans toute famille, les liens de proximité permettent de les recouvrir et d’en faire abstraction. Cela ne signifiait pas qu’il dût ignorer les faiblesses des uns, les problèmes des autres, les disputes familiales ou les problèmes personnels. Et tout en même temps, il lui fallait se soucier de tous et continuer de voir en eux une seule famille. De ce point de vue, le « groupe » n’avait point une structure organisationnelle claire et précise. Il agissait plutôt comme une entité vivante chez tout le monde. D’une façon ou d’une autre, Moulay, montrait, jour et nuit, une grande sensibilité envers chacun.

Un éducateur, loin de la politique communautaire

Je ne sais si le Rabbi instruisit Moulay, de manière explicite, de ne pas entrer dans la politique des institutions ; néanmoins ce fut bien son attitude au fils des ans. Le statut du mouvement ‘Habad à Paris, tant de par son nombre que par les personnalités qui le composent, n’a certainement point de pareil au sein du monde juif. S’il l’avait souhaité, Moulay, le Rav Shmouel Azimov, aurait pu occuper nombre de fonctions ou de postes au sein de la communauté juive de France. Chacun connaissait la force et le pouvoir imposant dont il disposait entre ses mains. Cette force et ce pouvoir ne trouvèrent cependant jamais leur expression au travers d’une quelconque nomination rabbinique ou communautaire, voire d’un poste représentatif au sein des différentes organisations de la communauté.

À cet égard, Moulay ressemblait à ce genre de figure centrale ne disposant d’aucun titre, même si tout le monde sait qu’il détient le pouvoir. De plus, Moulay n’a jamais essayé d’entrer en compétition, d’une façon ou d’une autre, avec les autres institutions juives autour de lui. Les écoles liées à ‘Habad, la yéchiva et même le séminaire de jeunes filles sont gérés en coopération avec la communauté. Moulay lui-même a poursuivi sans interruption son action avec les étudiants dans les universités et a également construit un très grand lycée pour les filles ; dans une large mesure, il s’est aussi occupé de maintenir l’institution de Talmudé-Torah du dimanche matin. Aussi bizarre que cela puisse paraître, en dépit de cette multitude d’activités éducatrices, Moulay avait tenu à conserver un poste de mélamed, d’enseignant au Talmud-Torah (qui fut son travail pendant de nombreuses années) dans une classe de tout jeunes enfants. Un peu comme si le roi d’un certain pays occupait les quelques heures de son temps libre à travailler comme préposé à la poste… L’institution ‘Haya Mouchka qu’il a lui-même érigée à Paris va de la crèche jusqu’au baccalauréat. Outre sa taille impressionnante, le lycée de jeunes filles inclut toutes les matières d’enseignement sacré, comme l’exige toute véritable institution ‘Habad – la Bible, la Michna et beaucoup de ‘hassidout – mais on y enseigne aussi toutes les autres matières séculières habituelles. Malgré ce cumul impressionnant, ce lycée est aujourd’hui considéré par le ministère de l’éducation en France comme l’un des meilleurs de toute la France sur le plan scolaire !

Une lourde charge[2]

Les gens ne savaient pas qu’à l’époque, Moulay éprouvait des difficultés à marcher. Lors des premières années, ses allers et retours dans tant d’endroits différents s’accompagnaient de douleurs physiques. Fait un peu plus connu, sa femme (apparemment depuis le début de leur mariage) était très malade et souffrait elle aussi. Elle agit, dans toute la mesure du possible, avec un courage extraordinaire, mais cette situation particulière ajoutait sans conteste une charge sur les épaules de Moulay, en raison notamment du temps qu’il devait lui consacrer et de la patience dont il faisait preuve. La première attaque cérébrale qui l’accabla compte parmi les cas les plus graves. Je me suis laissé dire que dans le monde entier il était la troisième personne à avoir survécu à un tel degré d’attaque cérébrale. Je reste persuadé que les milliers de gens ayant prié pour sa guérison ont, par là-même, réussi à modifier le mauvais décret. Les efforts extraordinaires déployés par Moulay et l’énorme travail qu’il dut accomplir sur son propre corps afin de retrouver la parole et de recouvrer ses capacités antérieures constituent en soi une histoire extraordinaire : celle d’une personnalité hors du commun surmontant tous les obstacles physiques qui se dressaient sur son chemin pour finalement les maîtriser. En dépit de cette lutte permanente, les activités de la Jeunesse Loubavitch ne s’interrompirent à aucun moment, y compris celles de Moulay. Il y avait toujours quelque chose à faire, à poursuivre et l' »entreprise » continuait de grandir.

Et maintenant ?

De toute évidence, Moulay était l’esprit qui insufflait la vie au mouvement ‘Habad en France. De manière directe ou non, son action se faisait partout ressentir. Personne n’a pris en ligne de compte que sa vie serait interrompue à un âge relativement aussi précoce. Qu’il nous soit permis d’espérer : puisse ce même esprit qui sut agir envers et contre toutes les barrières et limitations imaginables, continuer d’animer et de stimuler dans l’action tous ceux, nombreux, que Moulay laisse derrière lui.

Traduit et adapté de l’hébreu par Michel Allouche, Jérusalem

[1] Nom donné aux élèves de la yéchiva fondée par le cinquième Rabbi de Loubavitch (le Rabbi Rachab) les plus éminents.
[2] N.d.t.: Dans l’original, en hébreu : « aloufénou méssoubalim », par allusion au verset 14 du Psaume 144, officiellement traduit : « des bêtes de somme lourdement chargées », mais qui, d’après le Talmud Brakhot 17ase réfère en vérité aux souffrances d’hommes, grands en Torah et emplis de mitsvot.